Daxhelet, M-L., Johnson-Lafleur, J., Papazian-Zohrabian, G. et Rousseau, C. (2018). « Impuissance et contre-transfert culturel. Le rôle des discussions de cas interinstitutionnelles pour dénouer les impasses thérapeutiques », L’Autre, vol.19, n.1, pp.21-31.
En bref – Cette fiche synthèse présente les séminaires de discussions de cas transculturels et interinstitutionnels développés par une équipe de praticiens et de chercheurs spécialisés en intervention transculturelle en réponse aux impuissances thérapeutiques que peuvent vivre les intervenants. À la base de cette pratique de pointe réside la notion de contre-transfert culturel : le patient, de par ses différences, fait surgir des représentations socioculturelles collectives chez le praticien, dont les réactions inconscientes peuvent mettre en échec l’intervention.
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1. Contexte
Il arrive que les professionnels travaillant en contexte interculturel se retrouvent dans des impasses lors de leurs interventions. Cette impuissance prend souvent place dans des rencontres difficiles, où les comportements du patient peuvent heurter les référents personnels et collectifs du professionnel. Les réactions vécues par le professionnel, tant qu’elles sont inconscientes, l’empêchent de cerner la complexité de la situation du patient : c’est ce qu’on appelle le contre-transfert. Lorsque ces réactions impliquent une dimension socioculturelle, on parle de contre-transfert culturel, c’est-à-dire que les références heurtées relèvent de l’histoire des groupes d’appartenance du professionnel (par exemple la conception des relations de genres, de l’idéal de la famille, de l’approche de la maladie, etc.).
Les séminaires de discussions de cas transculturels et interinstitutionnels sont encadrés par des personnes ressources (psychologue et psychiatre) et réunissent, une fois par mois, des intervenants de diverses professions (travailleurs sociaux, psychologues, éducateurs spécialisés, ergothérapeutes, etc.) afin de travailler ces questions de contre-transfert culturel. En plus d’être une modalité de formation continue, « ces séminaires se sont avérés des outils efficaces de concertation clinique autour de situations complexes » (2018 :23). Cet article vise à montrer la pertinence de ces séminaires dans le dénouement des impasses thérapeutiques.
2. Méthodologie
Dans le présent article, deux axes sont explorés :
- Cerner les éléments qui sont à la source du contre-transfert culturel ;
- Explorer la manière dont le groupe facilite la transformation de l’impasse en solutions.
L’article analyse cinq cas, dont deux font état d’un contre-transfert culturel positif de la part du professionnel (par exemple, attachement, position de sauveur, etc.) et trois d’un contre-transfert négatif envers le patient (sentiments de colère, de frustration, etc.). Dans cette fiche, trois cas sont développés à titre d’exemple.
3. Résultats
Contre-transfert culturel positif
L’intervenante a été sollicitée par une famille haïtienne qui s’inquiète du désir d’émancipation de deux adultes haïtiens présentant des diagnostics du trouble du spectre de l’autisme, du langage et de déficience intellectuelle. Leurs parents sont décédés et c’est la famille élargie qui en a la charge. Si l’intervenante exprime son désir de rester investie dans le dossier devenu stable, le groupe soulève l’hypothèse d’un désir inconscient de faire partie de la famille. En filigrane, on peut lire les présupposés de l’intervenante relatifs à l’organisation culturelle de la famille, tels que l’autonomie et la santé mentale ou le processus de deuil et la place de la famille élargie. Également, les rapports de force historiques (noir/blanc, colon/colonisé) peuvent faire émerger chez l’intervenante un désir de réparation qui prend la forme d’un impossible désinvestissement. Grâce au groupe, une prise de distance de l’intervenante par rapport à ses propres affects lui permet d’accepter de se distancier de la famille afin de lui redonner du pouvoir.
Contre-transfert culturel négatif
Des intervenants du Centre Jeunesse de Montréal présentent le cas d’une famille marocaine qu’ils n’arrivent pas à aider. La frustration d’un tabou de l’histoire familiale reflète les préjugés qu’ont les intervenants envers les dynamiques familiales des communautés arabo-musulmanes (violence conjugale, abus physique envers les enfants) et qui sont nourris par un imaginaire collectif québécois. La discussion de groupe permet non seulement aux intervenants de nommer leurs malaises et de penser ce tabou comme une manière pour la famille de se protéger de ces préjugés sociétaux, que les intervenants, de par leur appartenance à la société d’accueil, portent en eux.
Contre-transfert culturel positif et négatif
Les intervenantes nourrissent de la colère envers une mère haïtienne qui a laissé son bébé avec son père pour immigrer au Québec, avant de faire venir sa fillette quatre ans plus tard. Si le contre-transfert envers la mère est négatif, celui envers la fillette est positif. Les intervenantes « sont envahies par l’émotion associée à leur incapacité à combler un manque affectif énorme chez cette fillette » (2018 :24) qui présente des difficultés d’attachement envers sa mère. Alors que le reste du groupe est investi de la charge émotive transmise par les intervenantes, les personnes ressources suggèrent que l’idéal d’une relation mère/fille privilégiée puisse être heurté par l’abandon perçu de la mère. Également, un autre point de vue sur la mère est proposé, qui fait référence à sa situation socioculturelle : plutôt que d’un abandon, le geste de la mère était peut-être plutôt une quête d’un meilleur avenir pour sa fille. En acceptant cette possibilité, le groupe permet aux intervenantes de se décentrer pour écouter la complexité de la réalité de la famille et ainsi réinvestir positivement la mère.
4. Discussion et recommandations
Les contre-transferts culturels sont en lien avec les représentations collectives qui ont tendance à simplifier l’Autre, empêchant de penser la complexité des situations que vivent les personnes rencontrées. Les contre-transferts positifs peuvent prendre la forme de représentations historiques telles que les rapports colonisateur/colonisé et qui induisent un désir de réparation chez l’intervenant, ou encore des représentations idéales de relations sociales, telles que la relation mère-enfant. Les contre-transferts négatifs sont basés sur des stéréotypes et préjugés collectifs qui, notamment, peuvent être véhiculés par les médias. Dans un cas comme dans l’autre, ces contre-transferts monopolisent l’énergie des intervenants et amènent l’intervention dans une impasse.
Les discussions de cas se déroulent généralement en deux étapes. Dans un premier temps, le groupe adhère ou réagit au contre-transfert culturel exprimé par l’intervenant qui présente le cas, en fonction de représentations collectives qu’il partage ou non. Tel un miroir, les représentations sont amplifiées et identifiées par le groupe. Dans un second temps, le groupe, par sa diversité disciplinaire et expérientielle permet de complexifier la situation que vit l’autre. Par cette prise de distance des réactions émotionnelles et culturelles, le groupe permet aux intervenants de passer des jugements sur soi à la souffrance réelle de l’autre, afin de repenser la situation autrement et de contourner l’impasse.
En écoutant les expériences subjectives des intervenants, les séminaires de discussions de cas permettent une décentration de son propre cadre de référence afin d’ouvrir sur la complexité de la personne à aider et de passer des impasses aux solutions.