Centre d’expertise sur le bien-être et l’état de santé physique des réfugiés et des demandeurs d’asile (2020). Les différences culturelles en contexte de pandémie : des vecteurs d’inégalités sociales ? Revue de la littérature rapide rédigée par Salima Massoui, Noémie Trosseille, Caroline Clavel, Mélanie M. Gagnon et Gneninfolo Lazar Coulibaly. Québec, QC: CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal, juillet 2020. 16 p
En bref – Cette revue de littérature porte sur la vulnérabilité des communautés culturelles minoritaires face aux risques d’infection lors des pandémies. Elle explore les raisons pour lesquelles ces communautés sont plus à risque d’être exposées à la maladie à coronavirus (COVID-19), de la contracter et de la transmettre. Ainsi, les conditions de vie défavorables dans lesquelles vivent certaines personnes issues de l’immigration – notamment la précarité d’emploi, la densité de l’environnement urbain et l’exclusion sociale, parfois aggravée par le racisme -, les exposent davantage à la COVID-19. Plus encore, les multiples stresseurs qui accompagnent l’adaptation à la société d’accueil et qui fragilisent sur le long terme la santé des immigrants les rendent plus susceptibles de développer des complications lorsqu’ils contractent le virus. Bien qu’il n’existe pas de données ethniques sur la contraction de la COVID-19 à Montréal, il nous apparaît crédible que ces facteurs de risque s’appliquent à certaines communautés culturelles montréalaises. Néanmoins, un survol rapide d’éléments pertinents de la littérature permettra de saisir l’effet de la COVID-19 sur ces communautés.
Introduction
Le 29 février 2020, Domenico Farinaccio, un homme de 57 ans, jouait au hockey avec ses nouveaux voisins dans le village de Racine, en Estrie. Le 15 mars, il est l’un des premiers patients atteints de la COVID-19 admis dans la zone réservée à cet effet de l’Hôpital général juif de Montréal. Intubé dès son arrivée, il reste branché pendant 10 jours sous respirateur artificiel. Si aujourd’hui M. Farinaccio va mieux, cette expérience a été extrêmement difficile tant pour lui, sa famille que pour la quinzaine d’amis hockeyeurs qui ont également contracté le virus (Gagnon, 2020).
M. Farinaccio n’est pas un cas isolé puisque des milliers de Québécoises et de Québécois ont contracté la COVID-19 depuis l’apparition du premier cas dans la province le 27 février 2020. L’infection humaine à ce virus, qui a commencé à Wuhan en Chine, en décembre 2019, ne connaît ni passeport ni frontière puisque la quasi-totalité de la planète est désormais touchée par le la COVID-19 (Faucher, Chevrier, Gagnon, Béland et Corbeil, 2020). La multiplication des cas, qui a atteint des proportions alarmantes en Europe occidentale (dont en France, en Espagne et en Italie) et aux États-Unis, inquiète particulièrement les professionnels de la santé qui craignent la surcharge des soins intensifs. De cette situation ont découlé d’importantes mesures préventives mises en place par le gouvernement québécois, incitant les citoyens à suivre les règles d’hygiène, d’éthique respiratoire, de distanciation sociale et de confinement volontaire.
Cependant, comme le soulève une étude récente de l’Observatoire québécois des inégalités, tous les humains ne sont pas égaux, tant face au risque de contracter le virus que d’en mourir (Tircher et Zorn, 2020). Selon cette étude, les femmes sont plus à risque que les hommes puisqu’elles forment la majorité des professionnels de la santé et des services sociaux ; les personnes en situation de pauvreté sont plus à risque que les plus privilégiés puisqu’elles sont plus susceptibles de travailler dans les services essentiels impliquant un contact humain direct pour assurer leur survie financière ; et enfin certaines communautés culturelles minoritaires, du fait de leur situation plus précaire, sont plus à risque que le reste de la population d’habiter dans des logements surpeuplés, ce qui rend difficile le respect des mesures de distanciation sociale. Cette revue de littérature s’intéresse plus particulièrement à l’effet de la COVID-19 sur les communautés culturelles minoritaires.
Selon le portrait dressé par la Direction régionale de la santé publique de Montréal au début de la pandémie, la ville de Côte-Saint-Luc, l’arrondissement d’Outremont et l’arrondissement de Côte-des-Neiges et Notre-Dame-de-Grâce étaient les principaux foyers du virus sur l’Île en date du 9 avril (Donahue, 2020). Les quartiers de Montréal-Nord, Saint-Michel et Rivière-des-Prairies sont devenus les endroits les plus touchés par la COVID-19 en date du 28 avril (Lévesque, Chouinard et Perron, 2020). Certains intervenants expliquent cette plus forte prévalence par le fait que ces secteurs sont marqués par une densité démographique plus élevée et une population ethniquement diversifiée qui voyage davantage du fait de ses liens diasporiques transnationaux et qui travaillent majoritairement dans les services essentiels (Ducas et Chamberland, 2020; Faucher, 2020). Les résultats d’une première étude portant sur la répartition « raciale » [2] des premiers patients atteints de la COVID-19 admis dans les hôpitaux du Royaume-Uni indiquent que les personnes noires et asiatiques sont plus susceptibles d’être gravement touchées par la COVID-19 que les personnes blanches. Les chercheurs ont constaté que les deux premiers groupes représentaient 35 % des patients hospitalisés en date du 4 avril alors qu’ils ne forment que 13 % de la population britannique (Intensive Care National Audit & Research Centre, 2020). Des réalités similaires ont été documentées dans d’autres pays, notamment aux États-Unis, ce qui soulève la question d’une forme de racisme systémique (Cheney-Rice, 2020).
Face à de telles inégalités socio-sanitaires, la compréhension de la propagation inégale de la COVID-19 au sein de certaines communautés culturelles montréalaises s’impose tant du point de vue structurel (l’inscription des communautés culturelles dans l’ordre socioéconomique) que du point de vue social (les inégalités sociales qui se voient renforcées par différentes formes de stigmatisation) [3]. Ainsi, cette revue de la littérature vise à saisir les facteurs de risque qui rendent ces communautés culturelles moins en mesure de respecter les mesures de protection mises en place par la Santé publique. D’où la question suivante : comment les conditions de vie des Montréalais et des Montréalaises issues de l’immigration les exposent-elles davantage à la COVID-19 ? Un survol rapide d’éléments pertinents de la littérature scientifique et de reportages journalistiques permettra d’esquisser des pistes de réponse.
Le présent rapport se compose de cinq parties : la première fait le point sur la méthodologie employée pour rédiger cette revue de la littérature ; la seconde s’attarde sur l’effet des conditions socio-économiques sur l’état de santé de la population immigrante ; la troisième retrace les principaux déterminants sociaux de la santé qui augmentent la probabilité de transmission de maladies contagieuses émergentes chez les communautés culturelles minoritaires ; la quatrième se penche sur les discriminations qui se voient potentiellement accentuées en contexte de pandémie ; enfin, la conclusion propose des recommandations découlant de cette recension.
[2] Bien que l’idée de race au sens biologique ait été invalidée depuis la Seconde Guerre mondiale (il n’existe qu’une seule race : la race humaine), elle demeure toujours active en tant que catégorie sociale classificatoire (ce que plusieurs désignent comme un processus de « racisation »). Autrement dit, puisque cette conception de la différence basée sur le phénotype agit comme vecteur social de discriminations (en accès { l’emploi, aux services, au logement, etc.), il vaut la peine d’en mesurer la portée.
[3] Bien qu’il existe d’autres modèles articulant les déterminants sociaux de la santé, les dimensions structurelles et sociales nous sont apparues les plus pertinentes, vue leur transversalité, pour rendre compte des inégalités entre communautés culturelles dans le cadre de cette revue de la littérature.
1. La stratégie de recherche documentaire employée
Notre recherche documentaire s’est concentrée sur des travaux scientifiques en sciences sociales et en sciences de la santé portant sur les inégalités en matière de santé, plus particulièrement celles affectant les communautés culturelles minorisées et racisées aux États-Unis, au Canada et Royaume-Uni. Ces travaux, généralement quantitatifs, mesurent les liens entre divers indicateurs de santé et divers déterminants tant socioéconomiques que démographiques. Les travaux publiés ces 20 dernières années, et abordant des enjeux similaires en contexte de pandémies virales (p.ex. : le SRAS, le H1N1 et le H5N1) ont été inclus dans cette revue [4]. Des sources journalistiques ont également été mises à profit afin d’appréhender les derniers développements québécois de la pandémie.
Trois bases de données ont principalement été consultées, à savoir PubMed, PsychINFO et Google Scholar. Diverses combinaisons de mots-clés en anglais ont été employées dans une visée essentiellement exploratoire. Il n’était pas question de tout recenser, mais d’amorcer une réflexion sur le sujet. À titre d’exemple, « immigration AND emerging infectious disease* », « social determinants of health AND unequal exposure », « immigrant health AND social determinants of health », « emerging infectious disease* AND discrimination* OR racism », « refugee* AND infectious disease epidemics », « racial disparities and influenza pandemics » et « refugee* AND mental health AND post-migration ».
[4] Le choix de cette période temporelle vise à inclure les travaux de recherches portant sur le SRAS, publiés majoritairement en 2004, puisque cette épidémie a frappé la province voisine qu’est l’Ontario de plein fouet.
2. Les conditions socio-économiques et de santé des communautés culturelles minoritaires à Montréal
La Ville de Montréal est une mosaïque multiculturelle où se côtoient au quotidien des centaines de personnes issues de communautés culturelles différentes. Le recensement canadien de la population de 2016 indique que les Français (313 090), Italiens (151 540), Haïtiens (105 040), Chinois (83 600), Marocains (58 385), Libanais (45 850), Grecs (43 835), Algériens (42 110), Irlandais (36 235) et Indiens (34 515) forment les dix communautés immigrantes les plus importantes à Montréal (Statistique Canada, 2018). Selon un rapport de la Ville de Montréal, les immigrants représentent plus du tiers de sa population, soit 34 % (Ville de Montréal, 2017). Ce faisant, si ces communautés contribuent largement à la diversification de la composition ethnique de la population montréalaise, les difficultés d’intégration sociale et professionnelle rencontrées par celles-ci les exposent à de multiples formes d’inégalité des chances. L’inaccessibilité à des emplois qualifiés en raison de la non-reconnaissance des diplômes, des formations et des expériences étrangères, de même que la faiblesse du revenu en comparaison avec les natifs, demeurent des facteurs déterminants de la précarité socio-économique, voire des conditions de pauvreté (Lacroix, Gagnon et Lortie, 2017; Lenoir-Achdjian, 2009).
De telles inégalités ont souvent pour corollaire la fragilisation de la santé de ces personnes. Selon certaines études (Creatore et al., 2010 ; Fuller-Thomson, Noack et George, 2011), la santé physique des personnes immigrantes a tendance à décliner avec le temps écoulé depuis l’installation dans le pays d’accueil, notamment par rapport au développement des maladies chroniques (maladies cardiovasculaires, diabète, hypertension artérielle, cancer, etc.). Autrement dit, les immigrants arrivent généralement au Canada en meilleure santé que la population native, mais leur état physique se détériore au fil des années.
Une étude de Drissa Sia et ses collègues (2019) démontre que le statut socio-économique des immigrants a un impact sur la probabilité de développer des maladies chroniques. En utilisant une partie des données du cycle 1 de l’Enquête canadienne sur les mesures de la santé (CHMS) menée de 2007 et 2009 auprès d’un échantillon statistiquement représentatif de la population canadienne (soit 2493 participants), ces chercheures se sont penchées sur la présence de trois types de biomarqueurs sanguins (inflammatoires, métaboliques et nutritionnels). Leur analyse de régression linéaire multivariée a permis de saisir les liens significatifs existants entre, d’une part, le genre, le statut en emploi et le statut migratoire, et, d’autre part, les biomarqueurs sanguins associés à des maladies chroniques et à la malnutrition. Elles résument leurs résultats en ces termes : « les femmes immigrantes et les hommes canadiens au chômage affichaient les niveaux les plus élevés d’inflammation. L’intersection du chômage et du statut migratoire était associée à un taux de glucose et d’hémoglobine glycolée plus élevé. Le croisement du chômage et du statut d’immigrant était [également] associé aux taux d’hémoglobine et d’albumine les plus faibles » (Sia, Miszkurka, Batal, Delisle et Zunzunegui, 2019, p. 7; traduction libre). En bref, les immigrants, et particulièrement les immigrantes, sont plus à risque de contracter des maladies chroniques telles que des maladies cardiovasculaires, du diabète, de l’obésité et de l’anémie.
De plus, les inégalités socio-économiques n’affectent pas seulement la santé physique des migrants, mais compromettent aussi leur bien-être psychologique. Il est démontré que cette population est plus susceptible de vivre des problèmes de santé mentale que les natifs (Ahmad, Othman et Lou, 2020; Bajwa et al., 2019; Yalim, 2020). Les réfugiés et demandeurs d’asile en sont un exemple. Bien que la majorité d’entre eux fasse preuve d’une résilience remarquable face aux multiples obstacles qui ponctuent leur parcours, cette résilience peut être compromise par de multiples stresseurs post-migratoires qui risquent de provoquer un sentiment d’insatisfaction { l’égard de la vie (Noh et al., 2018), voire divers symptômes de troubles de santé mentale (Li, Liddell et Nickerson, 2016). À cet égard, la recherche documentaire de Michaela Hynie (2018) portant sur les déterminants sociaux de la santé mentale des réfugiées et des demandeurs d’asile en occident indique que les difficultés vécues après la migration peuvent exacerber les répercussions de l’expérience traumatique vécue avant celle-ci. Ainsi, les obstacles rencontrés en termes d’accès à un environnement sécuritaire, à une alimentation et un logement adéquat, à des soins de santé de qualité et à un emploi approprié, combinés aux délais d’attente liés à l’obtention d’un statut légal, à l’isolement social et à diverses formes de discrimination contribuent à la détérioration de leur santé mentale (Hynie, 2018).
L’effet cumulatif de ces déterminants de la santé physique et mentale au fil du temps a fait l’objet d’une étude par Poppy James et ses collègues (2019). L’analyse secondaire des données longitudinales collectées par le UK Home Office leur a permis d’observer chez les réfugiés nouvellement réinstallés au Royaume-Uni une corrélation entre, d’une part, des conditions de vie socio-économiques désavantageuses et, d’autre part, des expériences de détresse émotionnelle telles que le stress, la dépression et l’anxiété. L’enquête a été menée auprès de 869 réfugiés entre 2005 et 2007 à partir d’un questionnaire qui leur a été administré lors de suivis médicaux, 8 mois, 15 mois et 21 mois après leur arrivée. La majorité des participants étaient des hommes (60 %), âgés entre 25 et 34 ans (47 %), originaires d’Afrique (56 %), du Moyen-Orient (20 %) et d’Asie (11 %). Au moment du premier entretien, 40 % des répondants n’avaient toujours pas d’emploi et 42 % vivaient dans des logements inadéquats. Parmi les répondants en emploi, 53 % ont déclaré que celui-ci ne correspondait pas à leurs compétences et qualifications professionnelles. Enfin, 16 % ont été victime d’agression verbale ou physique. En cumulant les résultats des trois entretiens, les chercheurs constatent que les répondants qui ont été exposés à ces multiples stresseurs souffrent d’une grande détresse psychologique et d’une santé physique fragile (James et al., 2019).
Cette situation de fragilisation des réfugiés est d’autant plus inquiétante en contexte de crise sanitaire. La recherche documentaire de Jucier Gonçalves Junior et ses collègues (2020) portant sur la COVID-19 et l’état de santé mentale des réfugiés vient confirmer les études ci-haut mentionnées. Selon cette étude internationale, l’accès limité aux soins de santé et aux services de base dans la société d’accueil (p. ex. : mauvaise qualité de l’eau, des installations sanitaires et de la nutrition, logement et services publics) combiné à la peur et à l’incertitude liés à la COVID-19 créent une situation défavorable à la santé psychologique et physique de cette population (Junior et al., 2020).
En somme, les conditions socio-économiques et sanitaires, qui rendent certaines personnes plus à risque de contracter des maladies contagieuses émergentes, s’entrecroisent avec l’état de santé physique et psychologique antérieur et le risque de connaître davantage de complications liées à l’infection. L’histoire des pandémies nous rappelle que les maladies contagieuses touchent rarement l’ensemble de la population de manière égale, mais qu’elles touchent plus spécifiquement les populations les plus vulnérables (White, 2020).
3. L'impact des inégalités socio-économiques et socio-sanitaires sur la possibilité d'une contamination virale
Comme le soulèvent les chercheurs Sandra C. Quinn et Supriya Kumar (2014), la pauvreté, l’environnement physique, les discriminations raciales et ethniques [5], et plus généralement l’exclusion sociale, engendrent des conditions qui permettent la transmission de maladies contagieuses (la malaria, la tuberculose, le virus Ebola, etc.). Ces inégalités peuvent également contribuer à la morbidité et à la mortalité des personnes contaminées. Nous présentons dans les lignes qui suivent trois recherches traitant de l’impact des inégalités en matière de santé sur les probabilités que des communautés culturelles minoritaires soient infectées lors d’épidémies infectieuses.
À partir des connaissances scientifiques existantes sur les pandémies grippales du XXe siècle, telle que la pandémie de grippe aviaire (H5N1), Philip Blumenshine et ses collègues (2008) ont examiné la manière dont différents groupes socio-économiques, raciaux et ethniques aux États-Unis ont été contaminés. Leur analyse documentaire a permis d’établir un lien significatif entre la probabilité d’être contaminé par une nouvelle maladie infectieuse et les conditions de vie des Latino-Américains, des Asiatiques et des Afro-Américains. Les chercheurs soulignent que les mesures de distanciation sociale mises en place par la santé publique pour limiter la contamination virale demeurent difficiles à respecter par les personnes disposant d’un faible revenu. Trois facteurs semblent dignes de mention : (1) le surpeuplement des logements ; (2) l’utilisation du transport public comme moyen de déplacement privilégié (et souvent l’unique moyen) ; (3) le manque de flexibilité dans le choix des emplois, l’impossibilité de travailler à distance et la nécessité d’envoyer les enfants dans des garderies (Blumenshine et al., 2008).
Les résultats de cette analyse documentaire ont d’ailleurs inspiré une recherche empirique menée par Sandra C. Quinn et ses collaborateurs (2011). Ces chercheurs se sont penchés sur l’effet des inégalités raciales et ethniques sur le risque d’exposition à la première vague de la pandémie de H1N1 aux États-Unis, en 2009. Ils ont mené une vaste enquête auprès 2 498 adultes, dont 1 479 répondants afro-américains et latino-américains. Les résultats ont été obtenus à l’aide d’un panel de recherche en ligne rassemblant des individus touchés par la pandémie de H1N1 de tous les secteurs de la société américaine, y compris des personnes à faible revenu et n’ayant pas accès à Internet. L’analyse des données a permis aux chercheurs de dégager trois formes d’inégalités, à savoir : les risques accrus d’exposition au virus, les risques de complication en cas de contraction de ce dernier et les obstacles liés à l’accès aux soins de santé, dont la discrimination lors de la demande de soins.
Des inégalités liées au risque d’exposition au virus : selon l’étude, les Latino-Américains sont plus à risque d’exposition que les Euro-Américains et les Afro-Américains. Tel que décrit un peu plus loin, la combinaison de facteurs structurels (tel que la nature du logement et le nombre d’occupants sous le même toit), de facteurs liés à l’emploi (tel que l’impossibilité de faire du télétravail ou de garder ses enfants à la maison) et de facteurs liés au transport (tel que la nécessité de prendre le transport en commun pour se déplacer), augmente les risques de contracter le virus (Quinn et al., 2011).
Des inégalités liées à la susceptibilité de développer des complications en cas de contraction : les complications causées par l’infection au H1N1 se sont avérées plus élevées chez les personnes qui souffrent de maladies chroniques, notamment les maladies cardiaques, l’hypertension artérielle, le cancer, le diabète, l’asthme, les maladies pulmonaires et l’immunosuppression, puisque celles-ci affaiblissent la capacité du corps à combattre le virus. À cet égard, les chercheurs ont constaté que les femmes afro-américaines sont plus à risque de complications causées par le H1N1 puisqu’elles connaissent une prévalence plus élevée de maladies chroniques que les autres groupes à l’étude (Quinn et al., 2011).
Des inégalités liées à l’accès aux soins : parmi les facteurs expliquant cette forme d’inégalité, les auteurs mentionnent que l’inaccessibilité à un médecin de famille, l’absence de souscription à une assurance maladie et le manque d’assurance ou d’argent pour obtenir la vaccination antigrippale augmentent la probabilité d’être infecté par le virus. Par ailleurs, le racisme semble également jouer un rôle important. En effet, en dehors du contexte de pandémie, les Latino-Américains et les Afro-Américains rapportaient déjà être davantage victimes de comportements discriminatoires lors de la demande de soins. En temps de crise sanitaire, les chercheurs émettent l’hypothèse que cette expérience négative agira également comme obstacle à la demande de soins de santé (Quinn et al., 2011).
Pour terminer, mentionnons que la même équipe de recherche a mené une seconde étude venant confirmer leurs résultats antérieurs (Kumar, Quinn, Kim, Daniel et Freimuth, 2012). L’étude a été menée en 2010 à l’aide d’un panel de recherche en ligne auprès de 2 079 adultes représentant l’ensemble de la population américaine, tout en assurant une surreprésentation des femmes afro-américaines et latino-américaines à des fins analytiques. L’analyse s’est concentrée sur les facteurs structurels, liés à l’emploi et liés au transport qui augmentent les risques d’une exposition potentielle au virus H1N1, en particulier chez les personnes d’origine latino-américaine. Les chercheurs relèvent ce qui suit :
- Facteurs structurels : La nature du logement (maison vs appartement), le nombre d’adultes présents dans celui-ci, de même que le nombre d’enfants de moins de 18 ans ont tous un impact sur les risques d’exposition et d’infection au virus. Selon cette étude, les Latino-Américains et les Afro-Américains vivaient davantage dans un appartement (26,2 % Latino-Américains et 35,8 % Afro-Américains contre 11,9 % des Euro-Américains) et qui plus est, plus densément habité (en moyenne, 2,3 adultes vivent sous le même toit chez les Latino-Américains et 2,1 adultes chez les Euro-Américains contre 1,9 chez les Afro-Américains ; de même, l’on retrouve 1,26 enfant chez les Latino-Américains et 0,61 enfant chez les Afro-Américains contre 0,54 chez les Euro-Américains).
- Facteurs liés à l’emploi : Les mauvaises conditions de travail associées à la précarité des emplois qu’occupent les Latino-Américains augmentent les risques d’exposition et d’infection au virus. En effet, l’étude a révélé ce qui suit :
- Il peut être plus difficile de travailler à distance sur une période de 7 à 10 jours pour 46,2 % Latino-Américains contre 30,1 % des Afro-Américains et 30,3 % des Euro-Américains ;
- 52,7 % des Latino-Américains ne peuvent pas travailler à la maison, contre 41,4 % pour les Afro-Américains et 31,5 % chez les Euro-Américains ;
- 40,5 % des Latino-Américains, contre 22 % des Afro-Américains et 22,4 % des Euro-Américains, ne bénéficient pas de congés de maladie ;
- 29,3 % des Latino-Américains, contre 15,8 % des Afro-Américains et 13,6 % des Euro-Américains, risquent de perdre leur emploi ou de subir des pertes financières s’ils ne se rendent pas au travail) ;
- 56,8 % Latino-Américains doivent se présenter physiquement sur leur lieu de travail pour l’accomplir, contre 36,2 % Afro-Américains et 40,4 % des Euro-Américains.
- Facteurs liés au transport : La difficulté d’éviter les transports publics en temps de crise était un facteur important augmentant les risques d’exposition. Concrètement, 25,8 % des Latino-Américains contre 20,9 % des Afro-Américains et 10,9 % des Euro-Américains avaient le transport en commun comme seul moyen de déplacement.
En somme, si les maladies infectieuses émergentes touchent l’ensemble de la population, les groupes sociaux défavorisés, dont font souvent partie les communautés culturelles minoritaires, sont plus à risque d’être exposés au virus, de le contracter et de le transmettre. Les inégalités structurelles et socioéconomiques, combinées à la recherche de boucs émissaires, peuvent les rendre plus à risque de subir des comportements discriminatoires en contexte de pandémie.
[5] La discrimination raciale renvoie à un traitement différentiel sur la base de l’apparence physique (laquelle renvoie selon la pensée raciste à un certain nombre de qualités immuables) tandis que la discrimination ethnique implique un traitement différentiel sur la base de l’appartenance à une communauté culturelle.
4. Le racisme et xénophobie accentués par le contexte de pandémie
Le virus responsable de la pandémie actuelle n’amplifie pas seulement les inégalités socio-économiques et sanitaires, mais il peut engendrer aussi le racisme et la xénophobie. La peur entourant sa transmission et ses conséquences potentiellement létales ont déclenché des réactions hostiles contre certaines communautés culturelles minoritaires (Garon, 2020). Des actes de racisme anti-asiatique ont été observés à différents endroits dans le monde depuis l’apparition du virus à Wuhan, tel qu’à Montréal. À titre d’exemple, un préposé d’origine tibétaine qui travaille dans un stationnement souterrain du centre-ville de Montréal a été interpellé fin mars par deux hommes qui lui ont dit que, parce qu’il est « Chinois », il devait retourner dans son pays. Quelques secondes plus tard, l’un d’eux lançait une bouteille d’alcool près de lui (Fortier, 2020).
En s’appuyant sur les travaux classiques de sociologues du racisme (Guillaumin, 2002 [1972]; Taguieff, 2010 [1997]; Wieviorka, 1998), il est possible d’interpréter cet incident comme reflétant la peur de la maladie alimentée par des idées xénophobes. D’une part, ce comportement agressif démontre une méfiance envers les immigrants considérés comme un danger contre lequel il faudrait libérer le corps social. Delan Devakumar et ses collègues (2020), dans un essai paru dans The Lancet, suggèrent d’ailleurs que l’état d’urgence et la fermeture des frontières déclarés par de nombreux gouvernements tendent à renforcer la représentation sociale des personnes migrantes comme étant infectieuses. D’autre part, le comportement des deux hommes témoigne d’une pensée raciste classique qui, sur la base du phénotype, condamne non seulement tous les Chinois, peu importe leurs actions, mais aussi tous ceux qui leur ressemblent.
L’association des maladies contagieuses émergentes à la personne de l’immigrant, conçu comme source infectieuse menaçant l’ensemble du corps social, semble être un phénomène récurrent. Comme le soulève l’historien et sociologue de la médecine Alexandre I. R. White (2020), l’histoire nous enseigne que lors de pandémies, les communautés majoritaires blâment rapidement les étrangers. À titre d’exemple, de nombreux juifs ont été tournés en boucs émissaires collectifs et massacrés lors de la pandémie de peste noire qui a sévi en Europe au XIVe siècle (Girard, 1982; White, 2020). Plus récemment, des études américaines ont démontré que les communautés culturelles minoritaires sont potentiellement plus exposées à la stigmatisation et à la discrimination en temps d’épidémies (Markel, 1997). Comme le soulignent Omi et Winant (2015), les Amérindiens, les Afro-Américains, les Latino-Américains, les Américains d’origine asiatique et les Irlandais ont chacun à divers moments de l’histoire été ciblés par des actes racistes et discriminatoires.
De telles mises en accusation risquent de provoquer un sentiment de peur et d’anxiété chez les personnes stigmatisées (Goffman, 2015 [1975]), et conséquemment de les dissuader de demander des soins de santé lorsqu’elles en ont besoin (Person, Sy, Holton, Govert et Liang, 2004). L’épidémie de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) est un exemple de ce phénomène qui a touché de plein fouet Toronto en 2003. Alors que la communauté scientifique et les autorités de la santé publique exploraient les modes de transmission et le traitement de cette maladie, la peur s’est propagée au sein de la population. Des comportements d’évitement et des actes racistes envers des citoyens d’origine asiatique ont été observés dans la métropole canadienne. En témoigne l’évitement public pendant des mois des restaurants tenus par des Asiatiques (Keil et Ali, 2006).
Une enquête de l’équipe du National Center for Infectious Diseases (NCID), menée au cours des trois premières semaines de l’apparition du SRAS en 2003 à partir de groupes de discussion rassemblant 70 personnes de différents secteurs sociaux aux États-Unis, a permis de mettre en lumière l’importance des médias dans la formation de peurs collectives. En effet, l’étude démontre que la stigmatisation des personnes infectées s’est amplifiée à la suite de reportages écrits et audiovisuels diffusés à répétition au sujet de récits dramatiques au sein des pays d’Asie. Ainsi, au fur et à mesure que le SRAS se propage, la peur grandit. Plus encore, l’analyse de l’équipe révèle que la communauté Asio-Américaine elle-même était aussi touchée par la peur d’être stigmatisée et discriminée, ce qui a grandement retardé la demande de soins de santé de plusieurs de ses membres (Person et al., 2004). D’autres chercheurs confirment une hésitation similaire chez les réfugiées et les immigrants nouvellement arrivés en Occident qui retardent la réalisation de leur bilan médical et le traitement de la tuberculose par crainte d’éventuelles discriminations (Craig, Daftary, Engel, Odriscoll et Ioannaki, 2017; Sumartojo, 1993).
Comme le soulignent d’autres études, certaines mesures politiques prises (p. ex. le ciblage de sous-populations et de communautés plus à risque) pour lutter contre les maladies infectieuses telles que le VIH et la tuberculose peuvent être perçues comme stigmatisantes ou discriminatoires par les personnes immigrantes affectées, ce qui risque d’influencer négativement la demande volontaire de dépistage et de soins (Craig et al., 2017; Ottersen et al., 2014). La revue de littérature de Tonya N. Taylor et ses collègues (2019) explore les obstacles liés au dépistage du VIH chez les Afro-Américaines. Leur analyse indique que malgré les efforts du gouvernement pour rendre plus accessible le dépistage, les membres de cette communauté tardent davantage à se faire tester et sont conséquemment plus gravement atteints que leurs compatriotes nés aux États-Unis. Selon les chercheurs, la peur de la stigmatisation demeure l’un des obstacles ayant retardé la réalisation du test. L’expérience du racisme, de la xénophobie et les préjugés subis semblent avoir compliqué la demande volontaire du test (Taylor, DeHovitz et Hirshfield, 2019).
En somme, la stigmatisation liée aux maladies infectieuses semble être un déterminant social important de la santé des communautés culturelles minoritaires. En effet, les recherches susmentionnées permettent d’établir que certaines idées et actions xénophobes peuvent avoir un effet psychologique considérable sur les personnes racisées, ce qui risque de retarder la demande de soins et l’observance du traitement. Ultimement, c’est leur santé qui se trouve mise à mal.
Discussion et recommandations
Au moment de clore cette recension, le centre de la pandémie sur l’île de Montréal s’est déplacé vers l’arrondissement de Montréal-Nord. Selon les données de la Direction régionale de la santé publique de Montréal, on y recensait 1 153 cas d’infection en date de 27 avril 2020. De ce nombre, l’on compte 253 travailleurs de la santé ayant reçu un test positif (soit 23 % de tous les cas confirmés) et 210 personnes âgées dans un des CHSLD de l’arrondissement (Lévesque et al., 2020). Pourquoi une telle situation ? Sans données complètes sur le profil des individus qui ont contracté la COVID-19, il serait un peu hâtif de tirer des conclusions. Néanmoins, plusieurs éléments explorés dans cette revue de la littérature offrent des pistes de réponse. Ainsi, il est plausible que des conditions de vie défavorables telles que la précarité d’emploi, l’impossibilité de faire du télétravail, la densité de l’environnement urbain et des logements ou encore l’utilisation du transport public faute d’alternative les exposent davantage au coronavirus. De ce fait, il devient possible d’avancer l’hypothèse suivante : s’il y a une hausse de contamination dans certains arrondissements, ce n’est pas parce les citoyens ne souhaitent pas respecter les mesures de protection, mais bien parce qu’ils n’en ont pas toujours la possibilité.
À ce propos, rappelons que bon nombre de travailleurs montréalais des services essentiels, tant dans le réseau de la santé que dans le secteur de l’alimentation, demeurent dans cet arrondissement. Ils sont souvent des aides-soignantes, des préposées pour les résidences et les CHSLD, des caissières, des livreurs, des ouvriers en usine ou des chauffeurs qui ne peuvent se permettre le télétravail. Or, toutes ces professions relèvent de la production de biens ou de services qui impliquent le contact direct avec des collègues ou les clients, et donc qui rendent la distanciation sociale difficile (Boisvert, 2020; Lévesque et al., 2020).
En somme, la protection de la santé publique ne repose pas seulement sur la qualité des services de santé, y compris la disponibilité de lits dans les hôpitaux. Elle se fonde aussi sur l’inclusion et la justice sociale. En l’absence de ces deux fondements, les inégalités socio-économiques et socio-sanitaires nourries par le racisme, qu’il soit direct ou systémique, vont s’accentuer en temps de crise. Les autorités de la santé publique devraient prendre en considération ces différentes réalités dans la conception des mesures de protection. Quinn et ses collègues (2011) proposent plusieurs recommandations que nous avons adaptées au contexte montréalais de la COVID-19, dont voici un aperçu :
- Inscrire dans les rapports d’hospitalisation et de décès causés par la COVID-19 l’origine ethnique ou le pays de naissance des patients. Ces informations pourront faciliter l’identification des communautés culturelles les plus touchées et la mise en place de stratégies de communication qui leur soient adaptées. Le but est de favoriser leur sensibilisation et une meilleure prise en compte des mesures de protection.
- Développer un message accessible aux communautés culturelles les plus à risque, un message qui soit plus que la simple traduction des consignes gouvernementales. Pour y arriver, il importe d’impliquer des organisations nationales et locales qui représentent ces mêmes communautés.
- Viser une large diffusion de ce message afin de favoriser une meilleure compréhension des mesures de protection, et idéalement leur respect. Ceci implique l’utilisation de canaux de confiance et de représentants crédibles au sein de ces communautés. Par exemple, diffuser des messages gouvernementaux en arabe au lieu des messages en français et en anglais sur une radio arabophone (comme cela s’est vu au 106,3 FM).
- Offrir des formations continues aux professionnels de soins de santé et de services sociaux pour qu’ils soient sensibilisés aux inégalités en matière de santé et aux facteurs d’exposition qui touchent davantage certaines communautés ethnoculturelles.
- Impliquer les organisations communautaires dans l’élaboration d’une campagne de sensibilisation aux bienfaits de la vaccination. Une telle mesure permettrait de dissiper les doutes de certaines communautés culturelles minoritaires qui sont plus enclines à se méfier des campagnes de vaccination initiées par l’État.